Chapitre 14
Notre liste d’invités était restreinte, dans le contexte peu festif de la guerre qui s’annonçait. Il y avait Rodney, Spade, Rattler, Tick-Tock, Ian, Zéro, et un autre vampire du nom de Doc qui accompagnait Annette. Mencheres n’était pas là, ce qui m’allait très bien. De mon côté, j’avais convié Denise, Randy, ma mère, Don, Cooper, Dave, Juan et Tate.
Bones avait invité Ian à la dernière minute. Il ne faisait pas partie des personnes avec lesquelles j’avais envie de passer les fêtes, mais vu qu’il s’était engagé à nos côtés, Bones s’était dit qu’il méritait un remerciement. J’avais espéré qu’il ne viendrait pas, mais en vain. En fait, je me demandais même s’il n’avait pas accepté l’invitation simplement pour le plaisir de me contrarier.
Nous étions assis à la salle à manger. Ian était arrivé en retard, et dès qu’il avait franchi le seuil ma mère et Don s’étaient levés de table. Ils traînaient près du porche avec Dave, Juan et Cooper, qui n’avaient eux non plus aucune raison d’apprécier le vampire aux cheveux châtains assis en face de moi.
— Eh bien, Cat, tu sembles sur les nerfs, lança Ian pour me provoquer lorsque mon silence à table se fit trop significatif. Ne me dis pas que tu m’en veux encore d’avoir enlevé ton ex l’été dernier, quand même ?
Je réprimai l’envie de lui balancer mon assiette au visage.
— Bien sûr que non, Ian. C’est juste que d’habitude, à cette heure, Bones et moi baisons comme des bêtes, alors ça me rend un peu nerveuse d’être obligée d’attendre.
Ma réponse ne fit pas rire Ian.
— Tu la laisses m’insulter alors que je suis venu pour vous prouver ma bonne volonté, Crispin ? demanda-t-il.
Bones haussa un sourcil.
— Elle ne t’a pas le moins du monde insulté, et c’était très mal élevé de ta part de faire allusion à la manière dont tu as essayé de forcer Cat à intégrer ta lignée. Il vaudrait mieux que ce soit la première et la dernière fois.
Le ton de sa voix était doux… mais ses yeux ne l’étaient pas. Ils brillaient d’une intense lueur verte.
Ian se cala dans sa chaise.
— Eh bien, mon pote, regarde-toi. Tu sors tout de suite les griffes, et pourtant c’est à peine si j’ai été impoli. Au début, je pensais que tu me l’avais arrachée par pure rancune, mais ce n’est pas cela, n’est-ce pas ? Tu étais vraiment la dernière personne que j’aurais imaginée succomber aux sirènes de l’amour.
Leur amitié était vieille de deux cent vingt ans, et leur histoire chargée de bons et de mauvais moments. L’atmosphère de la pièce se fit plus lourde.
— Tu n’es pas venu dans le simple but de parler de ma femme, n’est-ce pas ?
Ian se pencha en avant.
— C’est la violence de Max à son égard qui t’a poussé à déclarer que tu serais impitoyable avec tous ceux qui l’avaient aidé. Tu comprendras, je pense, que je veuille connaître ton véritable degré d’implication avant de m’engager plus encore que je le suis déjà. Si ta colère ne devait être motivée que par une question de fierté, alors… (Ian laissa la phrase en suspens en agitant nonchalamment la main.) Pourquoi mettre ma vie et celle des miens en danger pour quelques plumes froissées ?
— Te rappelles-tu le jour où je t’ai planté un couteau en argent dans le cœur, Ian ? demandai-je gaiement. Tu n’as pas idée du nombre de fois où j’ai souhaité t’avoir achevé. Tu oses comparer mon enlèvement, les actes de torture que j’ai subis et la tentative d’assassinat dont j’ai été l’objet à quelques plumes froissées ? Va te faire foutre !
— Je ne minimise pas ce qui t’est arrivé, Cat, dit aussitôt Ian. Je ne fais qu’exprimer mon intérêt pour la réaction que cela a suscitée chez Crispin. Max a mérité son sort, mais son châtiment aurait pu être la réaction calculée d’un chef montrant ce qu’il a dans le ventre, et rien de plus. Tu saisis la différence ?
Ian avait ses yeux turquoise rivés sur les miens. Il était froid et calculateur, l’expérience me l’avait appris, mais il devait y avoir autre chose derrière tout cela. Sinon, Bones l’aurait tué depuis des années.
Bones inclina la tête.
— Tu as ta réponse, Ian. Ma réaction dans cette affaire est on ne peut plus personnelle.
— Tu as de la veine que Mencheres ait voulu fusionner vos deux lignées et qu’il t’ait fait don d’une plus grande puissance. Et puisque nous parlons de ta nouvelle alliance, je ne vois vraiment pas pourquoi Mencheres t’a préféré à moi. Après tout, c’est toi qui as sauté sa femme, pas moi.
Je me raidis et Bones poussa un atroce juron. En voyant l’expression de mon visage, Ian se mit à rire.
— Comment ça, Crispin ne t’en a pas parlé ? Il n’y a pourtant pas de quoi en faire un plat, ça s’est produit alors que tes parents n’étaient même pas encore nés.
Je me levai de table. Il n’était pas question que je discute de cela devant Ian. Bones me suivit sur le porche. Une fois que nous fûmes seuls, je lui volai dans les plumes.
— Pourquoi ? Je sais bien que la morale était le cadet de tes soucis avant de me rencontrer, mais Patra était la femme de ton grand-père !
Il contracta sa mâchoire.
— Je ne savais pas qui elle était quand c’est arrivé. Mencheres et Patra étaient déjà en mauvais termes avant que je devienne un vampire. Il y a quelques dizaines d’années, j’ai rencontré une femme, on a passé la nuit ensemble, et ce n’est qu’une semaine plus tard que j’ai découvert qu’elle était l’épouse de Mencheres. Patra, elle, savait qui j’étais. Elle l’a fait pour blesser Mencheres, bon Dieu, et à ton avis, qui le lui a raconté ? À l’époque, je n’ai pas compris pourquoi il ne m’avait pas tué, mais au vu de ce qui s’est passé ces derniers temps, je suppose qu’il savait qu’il aurait un jour besoin de moi.
Dans la loi des vampires, l’époux bafoué est en droit d’assassiner l’amant de sa femme. Bones risquait donc la mort pour avoir couché avec l’épouse d’un autre vampire.
— Il y a autre chose que j’ignore ? Si c’est oui, mieux vaudrait m’en parler tout de suite, car si j’apprends que tu avais décidé de me cacher d’autres trucs…
— Il n’y a rien d’autre. Je te le promets.
J’arrêtai de faire les cent pas pour regarder Bones. Il était magnifique, et plus je passais de temps avec lui, plus je me rendais compte que beaucoup d’autres femmes avaient partagé cette opinion. Je ne doutais pas que bien d’autres aventures de ce genre me seraient contées à l’avenir, mais j’espérais que ces ex-là seraient moins puissantes et moins dangereuses que Patra.
— Bon. Retournons à table. Je suis sûre que nous manquons à Ian.
Bones ignora le sarcasme et m’attira dans ses bras.
— Tu sais qu’il est presque minuit ? murmura-t-il. Plus que deux jours ayant la veillée de Noël.
Il s’était passé tant de choses depuis le dernier Noël. Que nous apporterait la nouvelle année ?
— Des choses meilleures, répondit Bones à voix basse. Je te le promets.
Il m’embrassa, et ses lèvres étaient plus froides que d’habitude, mais il n’avait nul besoin d’avoir une température corporelle de 36,7°C pour me faire de l’effet. D’ailleurs, je sentais la chaleur m’envahir à mesure que ses mains descendaient dans mon dos.
Un craquement de branche me ramena soudain à la réalité. Bones se redressa et interrompit notre baiser.
— Te voilà, mon pote. Je me demandais combien de temps tu allais nous espionner.
Son ton sardonique confirma ce que mes sens endormis avaient enfin repéré. Bon Dieu, les baisers de Bones me faisaient vraiment tout oublier ! Heureusement qu’il parvenait à rester attentif, même si ce n’était pas très flatteur pour mon ego. Et heureusement aussi que le vampire caché parmi les arbres n’avait pas eu l’intention de nous tuer.
Tate émergea de sa cachette sans se soucier des nouveaux craquements qu’il provoquait sur son passage.
— Salut, Cat. La vache, tu es magnifique !
Oh oh ! Il n’aurait pas pu se contenter de dire « Joyeux Noël » ?
L’ambiance était hostile. Par chance, l’apparition de Dave sur le porche créa une diversion bienvenue.
— Hé, mon pote, tu as réussi !
Ouf, encore un affrontement repoussé.
— Dave.
Tate sourit en recevant l’accolade virile de son ami. Juan sortit ensuite, suivi par mon oncle. Don, dont le visage était habituellement stoïque, se fendit d’un sourire lorsqu’il s’avança pour prendre Tate dans ses bras. Bones émit un grognement cynique et me ramena à l’intérieur en lançant une dernière phrase à Tate.
— Je suis sûr que tu n’auras aucun mal à trouver le chemin du cottage en bas de la colline. C’est là que tu dors.
Ian, avec son manque de tact habituel, choisit ce moment précis pour se glisser à côté de moi.
— Crispin et toi avez réglé votre différend, j’espère ?
— Oui. Tu vas pouvoir dormir cette nuit.
Ian rit. Ma mère passa près de nous, et Ian lui jeta un coup d’œil très intéressé.
— Dis donc, Cat, je comprends mieux ce qui a mené Max à sa perte.
Je lui décochai un regard noir.
— Ce serait trop te demander de ne pas mentionner Max devant la seule famille qui me reste ?
Ian sourit sans l’ombre d’un remords.
— Pourquoi toi et les tiens m’en voudriez-vous ? Vous devriez plutôt me remercier. Si je n’avais pas transformé Max, tu ne serais jamais venue au monde.
À ces mots, ma mère tourna brusquement la tête. Bien entendu, Ian avait bien pris soin de ne pas baisser la voix. Je mourais d’envie de lui envoyer mon poing dans les dents.
— Bien joué, grognai-je. Elle ne savait pas que tu étais son créateur.
Bones apparut derrière lui.
— Viens une seconde, mon pote.
Il n’attendit pas la réponse de Ian et le propulsa sur le porche. Je partis dans la direction opposée pour intercepter ma mère qui, furieuse, chargeait en ligne droite sur Ian.
— Catherine, fit-elle d’un ton sec en me voyant lui bloquer la route. Pousse-toi de mon chemin. J’ai deux mots à dire à cette chose.
Comme elle avait l’habitude de traiter Bones de « sale animal », j’en conclus qu’elle voulait parler de Ian.
— Maman, je sais que tu es en colère.
Elle continua sa marche en avant.
— Ne t’inquiète pas, je ne ferai pas de scène, dit-elle en finissant par forcer le passage.
Pour elle, c’était le summum de la bienséance.
— Vous. (Elle se dirigea droit sur Ian et appuya son index dressé sur la poitrine du vampire. Ce dernier lui jeta un regard amusé.) C’est vous qui avez créé son père ? Vous ne saviez pas quelle ordure il était ? Ou peut-être vous fichez-vous totalement du devenir des monstres que vous fabriquez ?
Bones poussa un ricanement lugubre.
— Assume tes actes, mon pote. Mais reste poli, même si elle se montre très insultante.
Ian leva les yeux au ciel.
— Non, Justina, je ne me fiche pas du tout du devenir de ceux que j’engendre. Mais si je suis responsable des actions de mes rejetons, il en va de même pour vous. Votre fille a assassiné l’un de mes meilleurs amis le jour de notre rencontre. Que comptez-vous faire pour me dédommager de cette perte ?
La manière dont Ian venait de retourner la situation me surprit presque autant que ma mère.
— Un autre sale vampire ? ronronna ma mère lorsqu’elle reprit ses esprits. Un de ceux qui voulaient boire à son cou ?
— Une goule qui faisait son devoir en me défendant contre une femme qui tentait de me tuer sous mon propre toit, rétorqua Ian. Demandez à Cat, elle vous le dira elle-même. Je n’avais même pas encore essayé de la mordre quelle avait déjà décapité mon ami.
Je me balançais d’un pied sur l’autre, gênée. Comment aurais-je pu savoir que Don avait des raisons plus profondes de m’envoyer chez Ian ? Je pensais que c’était juste une mission de routine, jamais je n’aurais cru devenir la meurtrière involontaire d’un innocent.
— Je suis désolée pour ton ami, mais je pensais que c’était un tueur, et il arrivait en douce derrière moi pour m’assommer, répondis-je. De toute façon, avant cela, tu avais admis avoir tué deux personnes, Ian. Tes employés.
— Qui m’avaient volé, rétorqua Ian. Franchement, Crispin, que ferais-tu à deux types qui pillent ta demeure et qui essaient de refourguer tes affaires sur eBay ?
Bones haussa les épaules.
— La même chose que toi. À partir du moment où tes employés sont capables de te voler, comment croire que leur trahison n’ira pas plus loin ?
— Tout à fait, acquiesça Ian avant de reporter toute son attention sur ma mère. Dans ce cas, en ce qui concerne Max, vous et moi sommes quittes, mon chou. Quelle était l’autre cause de votre crise d’hystérie ?
Elle parut secouée, puis se ressaisit et pointa Bones du doigt.
— Lui. Vous l’avez créé, et c’est à cause de cela que mes parents ont été tués, alors nous sommes loin d’être quittes, vampire.
Une ombre passa sur le visage de Bones. Ce n’était pas ta faute, lui dis-je. Elle se trompe.
— D’un autre côté, répondit Ian, il a aussi appris à Cat à se battre et il l’a rendue plus forte, plus rapide et plus dangereuse. Sans cela, pensez-vous qu’elle serait encore de ce monde ? De plus, ne vient-il pas récemment de la sauver, et vous aussi ? Êtes-vous en train de me dire que cela vaut moins que la vie de vos parents ?
Ma mère le regarda d’une manière étrange. Comme si elle ne savait pas ce qu’elle devait penser de lui. Ian soutint son regard, sans ciller et sans faiblir. Enfin, après un silence tendu, elle tourna les talons et s’en alla.
— Ravi d’avoir pu discuter avec vous, lui lança-t-il.
Elle ne répondit pas.
Ian tapa dans le dos de Bones.
— Si nous retournions à l’intérieur ? Il gèle à pierre fendre et, visiblement, ta femme a froid. (Il me gratifia d’un regard lubrique et rit.) Il suffit de la regarder.
— Va te faire foutre, lui répondit Bones d’un ton brusque.
Ian s’en alla en sifflotant. Je soupirai.
— Je t’avais bien dit que j’aurais dû mettre un soutien-gorge. (Puis je changeai de sujet, car je ne voulais pas que ce léger incident vienne gâcher notre soirée.) Si tu me le demandes gentiment, je te laisserai ouvrir un de tes cadeaux, même si ce n’est pas l’heure.
Bones esquissa un sourire.
— Qu’est-ce que je dois dire ? S’il te plaît ? Ah, Chaton, je t’implore, je t’en conjure…
— La ferme.
Avec un petit sourire satisfait, je l’attirai dans la bibliothèque et sortis un paquet de sous le canapé. Je jetai un rapide coup d’œil alentour pour m’assurer que nous étions seuls, car je souhaitais un peu d’intimité. J’avais légèrement détourné la vérité en lui disant que c’était un de ses cadeaux. Il s’agissait d’autre chose.
— Tiens.
Bones le déballa, et son sourire se transforma en rictus concupiscent.
— N’est-ce pas mignon ? Ce n’est pas ma taille, mais, si tu veux que je les mette, je serai ravi de te faire plaisir.
— Très drôle. En fait, tu es censé choisir celui que tu as envie que je mette.
Son choix ne se fit pas attendre.
— Le rouge.
— Je savais qu’il te plairait, celui-là.
L’éclat soudain dans ses yeux rendait ma voix tremblante, et une douce chaleur m’envahit.
Bones se pencha jusqu’à ce que sa bouche frôle la mienne.
— Bien vu.